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06 septembre 2020 - 18:16

Quelle ambition numérique pour l’Ecole marocaine ? Par Raja Bensaoud et Mohamed Douyeb, membres cofondateurs Digital Act

Crise sanitaire du Covid oblige, partout dans le monde, la rentrée scolaire 2020 est inédite. Au Maroc, cette rentrée, fixée pour ce lundi 7 septembre 2020, suscite d’énormes réactions. Entre inquiétudes, critiques, dénonciations… les réseaux sociaux sont le respectable de ces réactions. Face à la recrudescence de l’épidémie, le Maroc est-il prêt pour cette rentrée ? Telle est la question qui revient souvent dans les commentaires. Les doutes sont permis. Un chiffre officiel à retenir pour cette rentrée : 80% des familles marocaines ont choisi le mode présentiel pour la scolarité de leurs enfants (écoles publiques et privées). Un indicateur-clé qui en dit long quand on sait que le gouvernement, face à la situation épidémiologique, a décidé d’opter pour l’enseignement à distance en premier recours, tout en laissant la porte ouverte pour l’enseignement en présentiel pour les familles qui le souhaitent. Cette formule pédagogique tiendra-t-elle ses promesses ?

Force est de constater que dès l’apparition du Coronavirus, les ministères de l’éducation des différents pays ont eu recours à l’enseignement scolaire à distance, qu’on appelle souvent maintenant, «l’éducation en ligne d’urgence», afin d’assurer la continuité des apprentissages pour les élèves. Selon la Banque mondiale, "l’impact de Covid-19 sur l’éducation devrait être particulièrement dramatique dans les pays affichant déjà de faibles résultats d’apprentissage". Un rapport de l’UNICEF publié, le 26 août 2020, révèle qu'«au moins un tiers des élèves -soit 463 millions d’enfants dans le monde- n’ont pas eu accès à l’enseignement à distance lorsque leur école a fermé ses portes à cause de la pandémie de COVID-19». 

Un système éducatif préoccupant

Avant la crise sanitaire actuelle, le système éducatif marocain, perpétuellement réformé (1), n’arrive pas à enrayer la dégradation de ses performances depuis plusieurs décennies :

-Des programmes pédagogiques qui font la part belle à une conception mécanique des apprentissages, au par cœur et à la répétition au détriment de l’accès au sens et à la compréhension, l’intelligence et le raisonnement.

-Sur le plan de la gestion et de la gouvernance, l’éducation nationale est une maison centralisée, une machine lourde et bureaucratique.

-Notre système éducatif est incapable de former suffisamment en quantité et en qualité, des enseignants motivés, compétents et maitrisant leur spécialité.

Ces maux, et d’autres ont été résumés dans la Vision 2030 en une phrase : "Un coût exorbitant que le pays supporte dans la mise en place de son système éducatif et un avenir incertain pour les apprenants" (2). La loi cadre N°51-17, votée en 2019, à l’issue d’un long parcours, après un retard dû à des combats dogmatique d’arrière-garde garde est venue pour s’attaquer à ces défaillances.

L’enseignement à distance durant le confinement : De quelle distance parle-t-on ?

Dès le déclenchement de la crise du Covid au Maroc, le système scolaire s’est trouvé dans une situation sans précédent. L’Etat a décidé de fermer les établissements scolaires et universitaires, dès le mois de mars 2020 et le recours aux pédagogies à distance s’est ainsi imposé. Des outils ont été mis à disposition des élèves par le ministère de tutelle : Création de classes virtuelles via des plateformes numériques, devoirs en ligne, diffusion de cours sur des outils de communication de masse (chaînes TV : Attaqafia, Laâyoune, Arrabiaa).

En parallèle, des enseignants ont multiplié les initiatives à la direction de leurs élèves en envoyant des capsules, des tutoriels et autres contenus pédagogiques. Ils ne pouvaient pas s’improviser, du jour au lendemain, des pédagogues du numérique mais beaucoup d’entre eux se sont mobilisés, ont mis les mains dans le cambouis et essayé d’inventer. Ils ont donné leur numéro de mobile personnel à leurs élèves, envoyé des sms et des enregistrements audio. Ils ont fait avec ce qu’ils avaient et ce qu’ils savaient. C’est la définition même du bricolage. Leur but était noble : Prolonger les contacts avec leurs élèves et éviter le décrochage des apprenants.

Il faut tout d’abord souligner que le département en charge de l’éducation n’a pas encore établi un retour d’expérience structuré et formalisé sur l’enseignement à distance pratiqué durant le confinement. Un tel travail est nécessaire afin d’identifier les forces et les faiblesses de l’expérience vécue, capitaliser sur les actions positives ainsi que sur les initiatives de certains établissements scolaires, certains enseignants, voire certains parents.

L’unique retour d’expérience disponible aujourd’hui, il faut aller le chercher dans l’étude du Haut commissariat au plan (HCP) sur les rapports sociaux dans le contexte de la pandémie du Covid publiée en juillet 2020. Les indicateurs sont à décrypter avec beaucoup d’attention :

-6 personnes scolarisées sur 10 ont réduit le temps consacré aux études pendant le confinement.

-8 enfants du préscolaire sur 10 n’ont pas suivi pas les cours à distance.

-2 élèves sur 3 estiment que les cours à distance ne permettent pas de couvrir le programme.

- Plus de 25% des scolarisés, l’enseignement à distance ne présente aucun inconvénient.

- Près de 50% font état de difficultés d’assimilation.

Fait majeur à souligner, cette étude du HCP avance que l’engouement pour les cours à distance a été réellement impacté par le report ou l’annulation des examens. Preuve en est, la part des personnes scolarisées, tous niveaux confondus, a chuté, après report ou annulation des examens, de 77,9% à 61%.

 

Impact de l’enseignement à distance sur les individus scolarisés (en%).

 

Faut-il rappeler qu’un décret a été pris, en application de la loi-cadre n°51.17, pour créer une commission nationale du suivi et de l'accompagnement de la réforme du système de l'éducation ? Sa mission essentielle est de "définir les mesures nécessaires à prendre pour appliquer la loi-cadre n°51.17". Elle doit donc suivre le modus operandi de la réforme. Depuis le début de la crise, cette commission a été absente. D’ailleurs, c’était à elle, à notre avis, d’établir l’évaluation de l’enseignement distanciel dispensé puisque son  décret de création l'a investi "de la mission du suivi de la réalisation des objectifs énoncés dans la loi-cadre". Il est nécessaire d’avoir un retour sur l’expérience des apprenants et des enseignants en quant aux façons dont ils ont adopté l’école à distance. Des questions demeurent : Quels sont les niveaux de maîtrise des outils numériques par les enseignants ? Est-ce que des référentiels de compétence numériques existent ? 

En l’absence d’une évaluation objective et complète sur l’enseignement à distance pratiqué dans le contexte de la pandémie, il est difficile d’identifier les enseignements à tirer de cette expérience. Toutefois, et sur la base de ce que nous avons pu lire et observer, il est possible d’avancer que le bilan est loin d’être flatteur. L’expérience de l’enseignement à distance a démontré la nécessité d’utiliser le numérique comme composante pédagogique majeure, indépendamment des crises qui peuvent conduire à la fermeture des écoles. L’enseignement à distance utilisant les outils numériques constitue un nouveau paradigme de l’apprentissage avec l’enseignant comme acteur essentiel et nécessite des supports pour sa mise en œuvre.

L’enseignement à distance rattrapé par les travers du système éducatif

L’Etat a pensé un enseignement en ligne standardisé, comme si les élèves avaient les mêmes outils informatiques, les mêmes espaces pour se concentrer sur l’apprentissage et les familles le même niveau socioéducatif pour l’encadrement de leurs enfants scolarisés. On dirait que le modèle élaboré cible, implicitement, l’élève qui dispose d’un espace qui lui est propre, d’un ordinateur personnel avec une connexion haut débit. Or la réalité sociale est tout autre. Des clivages de tous genres (spatiaux, économiques, socioculturels) ont empêché un bon déploiement de l’enseignement à distance :

-Les familles modestes ne disposent pas du matériel informatique nécessaire au suivi des cours par leurs enfants scolarisés. Cette inaccessibilité a mis hors-jeu les élèves socialement vulnérables. Ce constat était inévitable : Il existe une corrélation étroite entre les inégalités dans la réussite des élèves et les inégalités sociales et culturelles de leurs familles.

-Dans les familles les plus précaires, l’élève ne dispose pas d’un espace dédié, calme et propice à l’apprentissage à distance. Alors que l’espace physique scolaire garantit l’égalité pédagogique, les écarts de niveaux socioculturels des familles des élèves créent des inégalités propres à l’enseignement à distance. Dans les milieux défavorisés, les familles peuvent rarement s’impliquer dans le vécu scolaire de leurs enfants. Or, plusieurs études de l’OCDE démontrent que l’engagement des parents auprès de leur enfant est fortement corrélé à la performance de ce dernier aux évaluations PISA (Programme international pour le suivi des acquis des élèves). Les parents ont une grande responsabilité éducative, quel que soit d’ailleurs le type d’enseignement. C’est ainsi, à titre d’exemple, que les devoirs à la maison ont toujours constitué des facteurs d’inégalités, en raison des différences socioculturelles des parents d’élèves.

D’autres facteurs ont constitué des freins à l’enseignement à distance utilisant des supports numériques :

-La plupart des élèves, contrairement aux idées reçues, ne maîtrisent pas les outils numériques ou plus exactement leur usage en contexte éducatif. Utiliser le numérique n’est une compétence innée chez tous les jeunes. A part écouter de la musique ou regarder des vidéos, la majorité ne sait pas utiliser le numérique pour travailler : Recherche d’informations, partage de fichiers, prises de notes…

-La qualité de l’enseignement, quelles que soient ses modalité, dépend de l’enseignant. "Imaginer qu’internet ouvre la porte au savoir, c’est ignorer ce qu’est savoir. C’est ignorer qu’il n’est de savoir que porté par une exigence de rigueur, de justesse et de vérité, exigence qui se forge précisément dans le rapport au savoir médiatisé par le professeur… "( 3).  La technologie n’est qu’un outil parmi d’autres. Lorsque les outils existent, ils ne peuvent pas donner de résultats si les enseignants ne se les approprient pas ou s’ils sont des compétences lacunaires. Cette appropriation peut se heurter à la réticence de certains enseignants au changement induit par le numérique (surtout si ce changement est rapide et brutal), à leur manque de formation ou à un manque de matériel. D’ailleurs, l’un des enseignements majeurs à tirer de la crise Covid est d’investir d’urgence et massivement dans un plan de formation des enseignants à la pédagogie numérique. Il s’agit de les former aux usages et non pas aux outils.

La crise pandémique est une occasion pour penser collectivement l’enseignement numérique efficace et atténuer les contraintes et les limités évoquées précédemment. Il était important, en situation normale, de saisir les opportunités offertes par les outils numériques, en complément de l’apprentissage classique, pour faire évoluer les pratiques pédagogiques et améliorer les chances de la réussite scolaire. Le numérique peut aussi pallier les défaillances de notre système éducatif. Une telle démarche doit s’inscrire dans une stratégie éducative cohérente d’intégration du numérique à l’école, en tant soutien aux apprentissages. Les avantages sont multiples : Possibilité d’apprentissage différenciée (ce qui permet de réduire les inégalités entre les élèves), développement des compétences numériques des élèves… Le numérique éducatif permet aussi à l’enseignant de libérer un temps précieux à consacrer à des activités d’apprentissage.

C’était d’ailleurs une recommandation forte dans la Vision 2015-2030 qui a insisté, dès 2013, sur "le développement et la promotion de l’apprentissage à distance comme complément aux cours en présentiel". Car le présentiel reste fondamental : L’école est d’abord un lieu essentiel de socialisation et de rencontres avec les autres. 80% des parents d’élèves l’ont compris.

Pour y arriver, il y a des conditions préalables à satisfaire et en particulier rendre les outils numériques accessibles à chaque élève et à chaque enseignant, pour l’inclusion numérique des plus isolés et des plus défavorisés. Il s’agit d’investir dans les infrastructures nécessaires notamment dans le rural (qui ne cesse de pâtir de la fracture numérique) et de généraliser l’accès au réseau d’internet. L’école doit impérativement emprunter le virage du numérique et en tirer parti pour remplir ses missions fondamentales : Aider chaque élève à accomplir ses ambitions scolaires, instruire les jeunes, les éduquer à la citoyenneté et les préparer à s’épanouir dans un monde connecté.

 

1. Le Maroc enchaîne, depuis cinq décennies, les réformes de l’école: Charte nationale de l’éducation (1999-2005), Programme d’urgence pour l’éducation (2009-2012) , Vision stratégique de la réforme (2015-2030).

2. Synthèse de la Vision stratégique 2015-2030, Pour une école de l’équité, de la qualité et de la promotion.

3. Philippe Meirieu, Le numérique et la société qui vient, ouvrage collectif, Ed Mille et une nuits, 2012.